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| Le conte dans tous ses états
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Edith Montelle, lors de la 1ère journée
régionale de la littérature orale qui s'est déroulée le 12 avril 1996
au "Chai du Terral" de Saint-Jean-de-Védas, a donné plusieurs
communications. Le matin, elle nous a entretenu de l'histoire du
conteur et l'après-midi de la relation que le conte entretient aujourd'hui avec les
différentes institutions telles que l'école ou les bibliothèques. Le
texte ci-dessous retrace les grandes lignes de ces interventions et
complète celles-ci de nombreuses références bibliographiques.
Histoire du métier de conteur Le Barde antique
Aux
temps antiques (Gaulois, Celtes d'Irlande et du Pays de Galles), on
appelle barde (bardos en Gaulois, bard en Irlande, bardd au Pays de
Galles, barth en Cornouailles et barzh en Bretagne). Il fait partie de
la classe sacerdotale. Il est un haut personnage officiel, égal au roi.
IIl ne paie pas d'impôt, il n'est pas obligé de faire la guerre, mais
il est indispensable à tous les moments de la vie politique ou sociale
: il lie et délie par sa puissante parole.
Dans de nombreux
récits, le barde invite chez lui le roi et sa cour pour un festin. Dans
le récit de l'enfance du héros Ulate " Cuchulainn", une autre fonction, celle de gardien du gué, est ainsi décrite : "Conall Cernach est
là qui monte la garde et veille pour que l'étranger ne vienne pas
défier l'Ulster. De même, si des bardes quittent l'Ulster pleins de
rancoeur, c'est à lui de leur offrir trésors et richesses pour sauver
l'honneur du pays. Et si des bardes entrent dans le pays, c'est à lui Ã
assurer leur protection. Ils peuvent ainsi atteindre la couche du roi
Conor et leurs contes et leurs chants ont la primauté à Emain Macha, la
capitale, après leur arrivée" (1)
Dans le Cath Maighe Tuireadh, le barde Coirpre, mal reçu par le roi Bres, repart en disant : "Sans nourriture servie sur un plat, Sans lait de vache qui fait grandir un veau, Sans abri humain dans l'obscurité de la nuit Sans pouvoir payer une troupe de conteurs, Qu'être ainsi soit la prospérité de Bres !
Il n'y a pas de richesse chez Bres" dit-il encore, et c'était vrai :
Bres n'éprouva plus que ruine à partir de cette heure (2)
Par ses paroles, le barde pousse le roi à abdiquer.
Le barde se distingue du druide ( 3 ) : Le druide est le prêtre sacrificateur qui règle la liturgie, suivant des
rituels précis, et qui connaît et profère les mythes, récits sacrés qui
expliquent le monde et cimentent la communauté celte. Le barde,
quant à lui, est chargé de la mémoire profane, il est l'orathèque
vivante de la communauté. Il est voyant, devin, magicien, historien,
panégyriste, satiriste, juge, professeur et poète spécialiste de
l'orature. Il est celui qui sait (la science des Anciens), celui qui voit
( en rapprochant des situations, des images ) et qui fait voir (ses
évocations orales marquent ses auditeurs et les font évoluer) et celui
qui agit ( sa parole peut détruire un politique, même le plus puissant ;
il est appelé pour éveiller la fureur guerrière au coeur des hommes
avant la bataille).
L'instrument de musique du barde, quand il en a
un, est la harpe ou la lyre. Son vêtement est une tunique avec un
capuchon, serrée d'une ceinture et descendant aux genoux.
On distingue plusieurs catégories de bardes :
Les bardes libres se subdivisent en :
*Barde royal ou docteur en composition bardique (ollam bairdne) ;
*Brillant ruisseau de science (anruth) ;
*Flot du rocher, barde savant et digne ;
*Barde seigneurial, mémoire d'un fief ;
*Barde cantonal, mémoire d'un canton ;
*Bade noble, possesseur de bétail, titre honorifique et héréditaire, mémoire d'un clan ou d'une famille.
Les bardes serviteurs se subdivisent en :
* Barde protecteur, qui protège par sa parole le haut dignitaire auquel iil est attaché ;
* Barde au flot de science et de poésie ;
* Barde de la branche, généalogiste de la famille royale ;
* Barde aux épines, aux roncees ou satiriste ;
* Barde très rapide et tortueux ;
* Barde errant ou voyageur ;
* Barde du navire, spécialisé dans l'animation des festins.
Le Jongleur médiéval
Au
Moyen Âge, le conteur est appelé jongleur. Ce nom générique va de
l'interprète sublime à l'amuseur forain, de la cour à la rue (voire la
taverne et le gibet), du clergé lettré à l'analphabète (4).
Voici comment est décrite une soirée médiévale dans "Flamenca" : "Ensuite
se lèvent les jongleurs, tous voulant se faire écouter. L'un vielle le
lai du chèvrefeuille, l'autre celui de Tintagel ; l'un a chanté celui
des parfaits amants, l'autre celui que composa Ivain. L'un joue de la
harpe, l'autre de la viole, l'autre la flûte, l'autre du fifre ; l'un de la gigue, l'autre de
la rote ; l'un dit des paroles, l'autre les accompagne ; l'un joue de la
cornemuse, l'autre du frestel, l'autre de la musette, l'autre du chalumeau; l'un de la mandore, l'autre accorde le
psaltérion aveec le monocorde ; l'un joue des marionnettes, l'autre
jongle avec des couteaux ; l'un rampe à terre, l'autre fait des
cabrioles ; l'un danse avec sa coupe ; l'un danse à travers un cerceau,
l'autre saute : aucun ne manque à son métier".(5)
Tous les
grands seigneurs ont un jongleur au moins attaché à leur personne.
Dans"Guillaume de Dole", lorsque l'empereur se lève le matin, il dit Ã
Jouglet, son jongleur personnel : << Conte-moi un conte pour
réveiller, bel ami ! >> . Le jongleur Jean d'Arras compose, à partir
de traditions légendaires locales, une généalogie de la famille
poitevine des Lusignan en faisant remonter leur origine à la fée
Mélusine.
Le docteur en jonglerie est celui qui possède le
"saber" connaissance des oeuvres des anciens, savoir appris, et le saber de trobar, l'inspiration poétique ; il est celui qui ordonne,
qui met en place les récits comme il l'entend, pour correspondre le
mieux à l'attente de son public ; il est chargé d'une autorité basée
sur le savoir et la vérité qui porte sa parole et l'impose ; il a ce que
l'on nomme le captenh, c'est-à -dire le comportement social adapté en
toutes circonstances. Il sait jouer de nombreux instruments de musique.
L'instrument préféré des jongleresses est le psaltérion, aux cordes
grattées par des plumes de corbeau. L'instrument des jongleurs est la
vielle ( 7).
Quant à leur accoutrement, voici les conseils donnés par Raimon Vidal, jongleur de besalu, à un jeune conteur : "Je vous ai conseillé de toujours porter de bons souliers et des
chausses confortables, un couteau, des bourses, des gants et un
chapeau élégant sur la tête, car un tel captenh est agréable,
convenable et pas trop voyant. Vos vêtements seront bien coupés et
confortables. Qu'ils ne soient ni tachés ni sales mais aussi frais et
agréables pour vous embellir, car cela plaît aux gens. N'adoptez pas le
comportement ni l'apparence d'un homme stupide, ni des tenues qui ne
semblent pas vous appartenir aux yeux des gens avisés, car celui qui se
discrédite par une conduite stupide ne possède pas bien son art) (8).
Au XIII ème siècle, les jongleurs réclament une charte aux rois, afin d'être
distingués des saltimbanques, montreurs de marionnettes et amuseurs
publics qui envahissent le marché du travail, exigeant de hauts
salaires, et se déclarent jongleurs après deux ou trois ans d'études
seulement. Guiraut Riquier, troubadour narbonnais, propose une grille
ordonnée au roi Alphonse X le Sage : acrobate, prestigitateur, jongleur
pèlerin, interprète, instrumentiste et docteur en poésie (doctor de
trobar).
La supériorité de ce dernier tient autant à son savoir qu'Ã
l'expression de ce dernier en termes professionnellement, socialement et
spirituellement adéquats. Il demande que soient reconnues ses capacités de créateur, la richesse
de son répertoire, ses connaissances musicales. Voici la réponse du roi
:
"Il faut, si l'on veut leur rendre justice, accorder aux meilleurs
jongleurs l'honneur qui leur revient : en effet, celui qui sait, d'une
manière magistrale chansons et vers et contes gracieux, de beaux
enseignements, montrant comment on peut, si l'on veut, distinguer le
bien du mal dans les domaines temporels et spirituels, doit recvoir
dans le monde plus d'honneurs que les autres troubadours ; car Dieu
lui-même le lui donne, s'il tient dans la mesure du possible une
conduite conforme à un savoir ; car par l'excellence de son art, il
montre la voie de l'honneur, de la courtoisie et du devoir,
éclaircissant admirablement ce qui est obscur ; et celui-là se ferait
difficilement du tort qui se fierait tout à fait à lui."
Le troubadour ou trouvère est un conteur noble, libre ; le ménestrel ou ménétrier
est un conteur professionnel attaché à une cour, à une seigneurie ou Ã
un village ; d'autres sortes de jongleurs et jongleresses,
professionnels, mais souvent vilains, c'est-à -dire d'origine roturière,
existent : ils sont itinérants (jongleurs errants), comme le
jeune conteur auquel Raimon Vidal prodigue ses conseils ; il mène les
pèlerins en leur narrant les légendes qui leur permettront de
reconnaître leur chemin (jongleur pèlerin) ou sédentaire, mémoire des communautés villageoises. (10)Formation Aux temps antiques (Gaulois, Celtes d'Irlande et du Pays de Galles), on
distingue sept degrés de formation. Chacun des 4 premiers degrés est
nommé en relation avec l'arbre, ce qui nous rappelle que la parole du
conteur n'est pas linéaire mais arborescente.
Dénomination | Traduction | Connaissances | Salaire | Répertoire | 1- Oblaire | Jongleur de la pomme | Conteur débutant | Reçoit une pomme | Un conte | 2- Taman | Tronc d'arbre ou corps sans tête |
| Reçoit un prix de composition |
| 3- Disieoc | Ronce ou épine | Spécialisé dans les histoires à rire et la satire |
| Doit connaître 20 récits en plus des satires de sa composition | 4- Dos | Buisson | Spécialisé dans les lais | Il reçoit une vache laitière pour une de ses performances |
| 5- Fochloc | Apprenti conteur, celui qui cherche | Il manie un mètre précis : le dian | Reçoit une génisse par performance. Il a droit à une escorte de 2 personnes et peut protéger 5 personnes | 7 contes | 6- Anruth | Brillant ruisseau de science | Spécialiste du nath : poèmes, chants et élégies funèbres |
| 300 récits | 7- Ollam bairdne | Barde royal | Connaît les fonctions du langage et la disposition aimable des poutresmaniement deséléments du bois (écriture secrète d'entailles sur branches).(architecture de la langue). Spécialisations : poème métaphorique,
louange, blâme, chants, généalogie, histoire et épopée, légende, conte
pour répondre aux questions. Ecriture oghamique et maniement des éléments du bois (écriture secrète d'entailles sur branches) | Reçoit un troupeau de vaches laitières pour une performance. A droit à une escorte de 24 personnes. | 900 récits |
Le problème du répertoire est essentiel pour distinguer les degrés du savoir.
Ce n'est pas bon une forteresse sans roi
ni un conteur sans récit; Ce n'est pas bon une fille mal élevée,
ni l'intelligence de celui qui n'étudie pas
La classification des récits est le suivante :
courtises, razzias, enlèvements, morts violentes, combats et sièges.
Au Moyen Age, les jongleurs, joueurs de mots, sont formés dans des
écoles de renommées : Paris, Arras, Bourges, Troyes, Montreuil,
Toulouse, Besançon, Strasbourg, Autun, pour ne citer que les plus
célèbres. (Jean d'Arras a accolé à son prénom la ville qui a assuré sa
formation, de même que Chrétien de Troyes et tant d'autres). La
formation est longue : dix années au moins en étant bachelier.
On y enrichit son répertoire de textes : chansons et cantilènes,
poèmes, lais (contes merveilleux), enseignements (contes
philosophiques), gestes (épopées), satire, ballades, aventures de
Renart (contes d'animaux), fabliaux (contes facétieux) et aussi légendes locales ou lointaines (pour jongleurs pèlerins).
Les transcriptions qui nous sont parvenues sont des carnets
d'apprentissage, des sortes de pense-bête que chaque élève revendait
quand il quittait l'école, comme on le voit faire de nos jours dans les
lycées. La mise en vers permettait de fixer la trame dans la mémoire et
de noter ce qui devait être dit par coeur, en particulier les formules
de contact : entrées, sorties, rappels de l'attention des auditeurs au
moment du contage, le jongleur recréait un texte improvisé en prose,
beaucoup plus riche que la version versifié, et adapté à son public.
(11) "Le record écrit n'était que cela : un rappel, un aide-mémoire".(12)
On apprend Ãimposer sa parole sur les places du marché, dans les cours ou dans les auberges, à jauger son public pour s'adapter à lui :
"Aussi je vous dis - quand vous voudrez avoir une conversation lors
de votre arrivée parmi les gens de qualité, dans le cas où avant que
vous ne commenciez on ne vous a pas interrogé et sollicité - de leur
rapporter ce que vous avez vu et entendu dire dans les autres contrées,
en commençant petit à petit comme on entre en conversation. N'oubliez
pas de mentionner quels barons à votre avis, vous y trouverez les plus
courtois et n'omettez pas ceux dont on vous a dit qu'ils étaient les
plus vaillants. De la même manière pour les dames, racontez celles qui
se distinguent le mieux dans toutes les choses qui font qu'on dise
davantage estimer une dame. Et si vous les voyez commencer à écouter
avec attention ce que vous savez, commencez à leur dire une nouvelle,
car c'est ainsi que vous brillerez. Ensuite, si vous les trouvez
habiles, subtils et intelligents, recouvrez aux récits de vaillance, de
noblesse et aux chansons."(13)
On apprend à jouer des instruments de musique. Guiraut de
Calanson, enseignant jongleur, cite quatorze instruments utiles au
conteur : le tambour, les castagnettes, la symphonie, la citole, la
mandore, la manicorde, le sèdre, la rote, la harpe, la gigue, le
psaltérion, les cornemuses, la lyre et le tympanon.
La fin des conteurs professionnels
A la fin du XVème siècle, avec la découverte de l'imprimerie par Gutenberg
et la prolifération des oeuvres imprimées, les écoles de conteurs sont
fermées en France. Dans un dictionnaire du XVI ème siècle apparaît encore
le terme orature , comme ensemble des textes fondateurs créés
oralement et en public, puis ce terme disparaît des dictionnaires. En
Irlande, la disparition des écoles de bardes sera plus lente, au XVII ème
siècle seulement.
En 1881, Paul Sébillot crée le terme littérature orale, qui, à mon avis, inféode le récit oral à l'écriture et la littérature, alors que le terme orature,
utilisé de nos jours par Claude Hagège ou Rémy Dor, représente bien
l'indépendance du récit oral avec ses spécificités propres. Conclusion partielle
Ces quelques éléments sur le temps ancien où on avait le temps de
prendre le temps d'apprendre à conter et où le métier de conteur était
reconnu comme indispensable à la vie en société font apparaître la
nécessité :
*d'une longue formation
*d'un répertoire riche et élaboré avec soin
*d'un savoir : connaissance approfondie du contenu des histoires transmises
*d'une connaissance parfaite de la langue et de ses subtilités
*de la prise de conscience par le conteur de la valeur des enseignements qu'il transmet par ce vecteur
*du soin à apporter à chaque performance
*d'une écoute du public
Les fonctions du conteur restent les mêmes de nos jours : divertir et
enseigner, créer la cohésion du groupe et donc éviter la rupture
sociale, faire réfléchir, provoquer des discussions qui élèvent
l'esprit, débloquer des situations tendues, expliquer symboliquement,
poétiquement, ce qui est difficile à exprimer.Le métier de conteur en fin de XX° siècle
Le renouveau du conte * Les bibliothèques
Dans les années trente, Marguerite Gruny et Mathilde Leriche,
bibliothécaires, instaurent l'heure du conte à la bibliothèque de
"l'Heure Joyeuse" Ã Paris. En 1956, Mathilde Leriche, pour inciter
d'autres bibliothécaires à suivre son exemple, écrit deux recueils de
contes fourmillant de conseils pour l'installation des lecteurs, la
pose de la voix, l'âge auquel est destinée telle ou telle histoire. (14)
Dans les années soixante-dix, Anne Pellowski lance une formation auprès
des bibliothécaires des Etats-Unis. Elle s'inspire beaucoup des
recherches d'Alan Dundes sur le folklore des Indiens nord-américains. A
cette même époque, Bruno de la Salle commence à raconter à la
bibliothèque de "La Joie par les livres" à Clamart. Il est le premier Ã
se déclarer conteur professionnel en France.
Très paradoxalement, ce sont les temples de la lecture, les
bibliothèques, qui redonnent vie aux contes. L'heure du conte y est
maintenant devenue une coutume, et les bibliothécaires pour enfants, si
elles racontent encore dans ce temps réservé, invitent aussi souvent
des conteurs professionnels ou amateurs à venir dans leurs murs. Un
regret des conteurs : que les bibliothèques pour adultes ne créent pas
de veillées pour leurs lecteurs. Une fois de plus, le public du conte
est réduit à l'auditoire enfantin.
En 1985, à l'Ecole de Bibliothécaires de Genève, je lançais un
plaidoyer pour la création d'orathèques, pendants des bibliothèques
pour l'orature. Je les avais appelées des Maisons du Conte. Ces
orathèques pourraient n'être que des départements spéciaux dans les
médiathèques, comme la Bibliothèque Municipale d'Alès l'a déjà réalisé.
Cela permettrait, pour tous les apprentis-conteurs qui se réveillent en
France (et ils sont de plus en plus nombreux), d'avoir un lieu où
trouver les ouvrages, cassettes, vidéos, pour approfondir leur
recherche.
Etre musicien, être comédien sont des métiers qui demandent une longue
formation. Il en est de même pour le métier de conteur qui exige de
nombreux savoirs. * Les écoles
En 1890, un instituteur de Comberouger (Tarn-et-Garonne), Antoine Perbosc, crée "l'école traditionniste " et, malgré les remontrances de l'Inspecteur d'Académie recueille, à l'occasion de devoirs patois, une multitude de récits, proverbes, formulettes, chansons… auprès de ses jeunes élèves. (15)
Dans les années trente, l'Ecole Maternelle Française est renommée pour
l'excellence de son enseignement. Ses enseignantes sont encouragées Ã
raconter des contes populaires. Pour les aider, des éditions comme le
Père Castor sortent des albums bien illustrés, mais aux versions
souvent abrégées et édulcorées. A l'Ecole Primaire, l'Inspection
organise une collecte de contes, récits, chansons, comptines : cette
collecte se trouve aux archives des Arts et Traditions Populaires Ã
Paris.
Après le guerre, en 1950, de nombreux ouvrages paraissent pour fustiger
le conte et l'interdire en classe : le conte ment (16) ; il développe la
folle du logis, l'imagination, au détriment de l'esprit scientifique ;
il risque de traumatiser profondément la fragile sensibilité des
enfants, par ses détails brutaux et sanglants. On conseille alors de
raconter des aventures d'enfants, des histoires ancrées dans la
réalité. Cet esprit positiviste n'a pas tout à fait disparu dans les
classes primaires à notre époque.
A la suite des travaux des structuralistes et de la traduction en 1968 de la Morphologie du Conte Merveilleux Russe
de V. Propp, l'étude du conte est introduite officiellement en classe
de 6° des collèges. Mais, seule la structure "simple" de ce type de
récit intéresse les professeurs, qui utilisent ce matériau pour
introduire l'étude du récit et pour faire écrire des contes. Très
souvent, les enfants n'entendent aucun conte, parfois même n'en lisent
aucun, avant de se lancer dans la création et l'écriture : on pense que
la connaissance des contes est innée chez un enfant de onze ans. Cela
pouvait être vrai autrefois dans les familles où on racontait, mais
actuellement la plupart des enfants qui arrivent au collège n'ont aucun
bagage en contes, mythes, chansons ou légendes. L'orature est pour eux
le néant le plus total, même s'ils sont inondés de "parlure", oral sans
style.
En 1975, la sortie du livre de Bettelheim déculpabilise les enseignants
qui avaient continué à raconter en classe. Cependant, si les
enseignants racontent (et souvent lisent) en classe de maternelle ou en
CP, il n'en est pas de même dans les classes supérieures. Et quand
ils racontent, c'est en ignorant souvent la portée psychologique de ces
récits fondateurs, qu'ils choisissent sans aucun critère. (16)
Je connais une conteuse bretonne qui a raconté d'innombrables fois "
Barbe Bleue" en maternelle, Ã la demande des enseignants, sans
s'apercevoir des dégâts psychologiques qu'elle provoquait chez les
enfants. Ce type d'activité justifie les interdictions des années 50
que j'évoquais plus haut.
* Le métier de conteur :
On entend parfois parler avec dédain des conteurs de terroir.
J'ai même rencontré un homme auquel un formateur au conte avait
conseillé d'aller chez un orthophoniste pour effacer son superbe accent
forézien. Dans une société de l'uniformisation, on a peur des couleurs
et des différences.
Un conteur professionnel a des racines quelque part. Lui appartiennent
les légendes du lieu où il vit, l'histoire locale, la connaissance des
toponymes, des contes locaux. Mais il est aussi curieux d'autres
cultures, et peut faire voyager son auditoire dans le temps et
l'espace, par le seul pouvoir de la parole. Son répertoire doit être riche et étendu.
Le conteur se doit de rechercher toutes les significations que peuvent
contenir les récits qu'il dit. Car sa parole, bien maîtrisée, construit
l'auditeur et l'aide à s'élever ; mais, non dominée, elle peut le
détruire d'une façon irréversible. Ce qui lui est dit marque plus
profondément l'être humain que ce qu'il lit.
Au cours de ma carrière, j'ai inventé et mis au point une technique
pour étudier le conte oral d'une manière exhaustive. C'est ce que j'ai
appelé la lecture verticale. Ce terme m'a été inspiré par un
chef d'orchestre, Guy Barbier, qui avait attiré mon attention sur la
similitude entre la lecture d'une partition de chef d'orchestre
comprenant tous les instruments, et la préparation d'un conte par un
conteur.
L'usage de la lecture verticale, qui
éclaire les différentes
facettes d'un récit oral, est une pratique essentielle pour qui veut
augmenter son savoir et sa compétence. Elle permet aussi de respecter
les cultures dont le conteur est le transmetteur, sans les trahir. Lors
de la journée du 12 avril, une dame a dit : "Je raconte votre
Jean-des-Paniers, mais je l'ai appelé Jean-du-Valais !". Voilà une
grave
erreur qui aurait été impossible à qui aurait interrogé ce conte. Tout
Neuchâtelois connaît Jean-des-Paniers : c'est le héros de son
conte fondateur. Par contre, Ã ma connaisance, ce conte n'existe pas
dans le Valais, à 150 km de Neuchâtel. Un conteur professionnel, s'il
propose une adaptation d'un conte, se renseigne sur la validité de
cette adaptation et s'entoure de précautions essentielles pour
respecter la culture dont il est le témoin ! Autre erreur importante :
Jean-des-Paniers est un nom de héros de conte : il est qualifiant,
comme Blanche-Neige ; il identifie le héros suivant son métier de
vannier. Le personnage historique qui racontait
cette histoire au XVIII ème
siècle : Jean Letondal-dit-Blanc, est oublié au profit du héros de
fiction Jean-des-Paniers. Jean-du-Valais serait un nom de héros de légende
: le métier est remplacé par un lieu ; il faudrait donc remplacer aussi
l'instrument de musique (quel est celui qui est joué dans le Valais ?
), le parcours du héros en citant précisément chaque lieu traversé, la
pâtisserie de la période de Carnaval distribuée au loup… pour être
crédible. Long travail de professionnel ! Les détails modifiés ne sont jamais gratuits !
L'actualisation du conte n'est pas la parodie. Dans les
sociétés orales actuelles, les personnages se déplacent en moto ou en
train, tel héros doit apprendre à se servir d'une machine à coudre pour
remplir les épreuves imposées par sa bien-aimée (conte rwandais) où la
guerre récente apparaît dans certains contes algériens (Messaoud le
chanceux).
Mais, les changements n'ont lieu que sur ces faits de civilisation. Le
déroulement du récit et les moments symboliques essentiels restent
inchangés. J'ai entendu une fois une adaptation de Blanche-Neige par
une conteuse professionnelle : l'héroïne a un accident de moto parce
que son attention a été détournée par une affiche représentant une
pomme : cela fait rire, mais où est le conflit entre la mère et la
fille qui grandit, le morceau de pomme, féminité maternelle qui étouffe
la petite fille et qu'elle devra recracher pour devenir femme à son
tour ? La parodie, qui envahit tous les tréteaux de nos jours,
transforme en dérision les expériences essentielles de l'existence.
Le conteur doit savoir quels récits conviennent à tel public ou à tel
autre. Il se méfiera des spectacles préparés d'avance, où il sait tout
ce qu'il racontera sans rien y changer. Car s'il agit ainsi, il se fait
peut-être plaisir et il satisfait les organisateurs de spectacles, mais
il oublie ceux qu'ils l'écoutent. Le conteur est une mémoire vivante
qui s'adapte sans cesse au temps présent et à son public. Il peut
suivre la ligne générale qu'il s'est fixée, mais il se permet de
changer s'il sent une autre attente de ceux qui l'entourent. Le conteur crée son auditoire.
Comme le barde antique, comme le jongleur médiéval, comme le griot
sénégalais de l'époque contemporaine, le conteur est perpétuellement en
recherche, toujours en interrogation. Il est un ouvreur d'horizon. Il ne se limite pas à la seule structure "Proppienne" enseignée par
l'université, mais il soutient ses récits par toutes les structures
(18) que met à disposition l'orature sachant que s'il change l'une
d'elles, il change les significations de son récit. De même, il est
maître de la langue orale, et il sait utiliser les temps du verbe (19) Ã
bon escient, ainsi que toutes les figures de style (métaphores,
métaphores filées et tous les tropes de la poétique).
Conter en une langue simplifiée et sans style est mépriser le public
auquel on s'adresse. Tout comme l'infinie variété des rythmes et des
mélodies des danses et musiques traditionnelles a été réduite au
matraquage binaire du disco ou du rap, la langue risque d'être ramenée
à un "SMIG" de l'expression. L'auditeur ne recevra plus des mets de
choix mais un fast-food verbal qui lui fera manquer son rendez-vous
d'amour avec le beau parler. Un conteur professionnel doit savoir aussi
bien manier toutes les langues françaises qu'un écrivain.
* Conte et polyvocalisme
Le conteur fait entendre plusieurs voix dans ses récits (20). Je distinguerai :
- Le conteur proprement dit, extérieur au récit, présent
en chair et en os devant l'auditeur. Il manie les balises narratives
qui vont permettre à l'auditeur de prendre de la distance par rapport
au récit entendu. Il introduit son auditeur dans le monde de la fiction
par une formule, clef de l'imaginaire ; il intervient par des incises
qui gardent les auditeurs sur terre et les font mieux adhérer à ce
qu'ils entendent ; il introduit des formulettes incantatoires qui
préparent et font avancer l'action ("Marche que je te marche, quand on marche on fait bien du chemin" ou bien "le temps passe vite dans les contes, et maintenant…") ; il rappelle par une pointe une actualité politique ou conviviale
(" le passé simple d'Edith Montelle" introduit dans le conte du Génie enfermé
raconté par Ivan Levasseur le soir du 12 avril). Il ramène l'auditeur
ici et maintenant en refermant la porte de l'imaginaire par une formule
consacrée.
- Le narrateur construit le monde du récit. Il survole
l'histoire, met en place les personnages. Il est l'omniscient qui peut
annoncer des évènements à venir ou en omettre d'autres. Il est le
montreur de marionnettes qui tire les ficelles de ses personnages qu'il
décrit par de longs poèmes ou succinctement par un simple qualificatif.
Il raconte les scènes d'action comme un reporter sur le champ de
bataille et introduit des descriptions à propos qui ne sont pas des
digressions.
- Les personnages dialoguent suivant leur classe sociale, leur
âge, leurs sentiments, leur voix change : intonation, rythme, hauteur,
mélodie, mais sans ostentation, sans exagération disneyenne. Les êtres
surnaturels introduits dans les contes ont une manière personnelle de
s'exprimer : chant ou psalmodie qui indique l'intrusion dans l'étrange.
Toutes ces voix différentes, le conteur doit les faire entendre à ceux
qui l'écoutent, en utilisant tous les moyens qu'il a à sa disposition.
Il les fait passer dans son corps et sa posture, sa mimique, son geste
doivent être en harmonie avec sa parole.
Conte et gestuelle
Le geste du conteur n'est pas théâtralisation. Il souligne simplement.
La performance du conteur n'a que peu à voir avec le jeu du comédien.
Elle est plus proche de celle d'un chanteur ou d'un musicien de jazz.
Voici en résumé les cinq fonctions du geste utilisées par le conteur :
- fonction de dramatisation
- fonction phatique ou de communication
- fonction explicative
- fonction narrative symbolique
- fonction mnémonique
Je renvoie aux ouvrages en chapitre, notes et bibliographie. (21)
Conclusion
Quel est le rôle du conteur à l'aube du XXI° siècle?
Le conteur doit-il se laisser absorber par le monde du show-bizz,
renonçant à son identité, acceptant de devenir un sous-comédien qu'on
engage parce qu'il coûte moins cher qu'une troupe de théâtre ? Ou,
parodiant les textes fondateurs dont il est le dépositaire, se
transformer en amuseur public, en ce bouffon que fustigeait Guiraut
Riquier au XIII° siècle ? La Charte des Conteurs proposée par l'ANCEF
et le réseau proposé par l'ACIEM pourraient être une plate-forme de
réflexion pour trouver des solutions à cette crise d'identité : nous
nous déterminerons dans notre différence ou nous disparaîtrons.
Chacun des aspects abordés mériterait d'être développé, argumenté, mis
en pratique. D'autres journées auront lieu, organisées par l'ACIEM,
ainsi que des stages de formation au métier de conteur, où tous ces
aspects seront détaillés.
Edith Montelle, le 2 mai 1996
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|  | |  | | (1) Le Chien du forgeron par Alain Deniel, Picollec, 1991
(2) Textes mythologiques irlandais I par Christian Guyonvarc'h, Ogam-Celticum, 1980
(3) Les Druides par Françoise Le Roux et Christian Guyonvarc'h, Ouest-France Université, 1986
La Civilisation celtique par Françoise Le Roux et Christian Guyonvarc'h, Ogam-Celticum, 1983
(4) Oralité médiévale, Cahiers de Littérature Orale, 36/1994
(5) Editorial par Milaela Bacou, in Cahiers de Littérature Orale, 36/1994
(6) Romans dir et contar par Evelyn Birge Vitz, in Cahiers de Littérature Orale, 36/1994
(7) Dans le canton de Neuchâtel au siècle dernier, les conteurs et
chanteurs de rue allaient de marché en marché avec une marmotte Ã
laquelle ils faisaient réaliser des tours et s'accompagnaient d'une
vielle. L'une de leurs entrées de conte est restéeÂ" Tourne ma vielle! Tu es mon gagne pain! Si je n'avais pas ma vielle je crèverais de faim."
(8) Captenh : jongleurs et hiérarchie professionnelle par Kathryn A. Duys, Cahiers de Littérature Orale, 36/1994
(9) Les Épîtres de Guiraut Riquier, troubadour du XIII ème siècle, par Joseph Linskill, Association d'Etudes Occitanes, 1985
(10) Rychner Jean *L'Art épique des jongleurs, Droz, 1955 *Contribution à l'étude des fabliaux, 2 vol., Neuchâtel (recueil de travaux; 28) * Les Fabliaux : genres, styles, publics, in Littérature Narrative d'Imagination, PUF, 1959
(11) Au Mali, le grand parler peut exister sous deux formes, orales toutes les deux. Le grand rapide oumergi, qui est en vers, est utilisé en cas de manque de temps ; le grand parler proprement dit ou fulfulde maw'nde, qui est en prose, reprend le texte mergi en l'enrichissant de multiples détails. Ce dernier est le plus apprécié par le public et par le conteur. (Collecte d'auteur) (12) Romans dir et contar par Evelyn Birge Vitz, in Cahiers de Littérature Orale, 36/1994
(13) Conseils de Raimon Vidal à un jeune conteur. Captenh : jongleurs et hiérarchie professionnelle par Kathryn A. Duys, Cahiers de Littérature Orale, 36/1994 (14) On raconte, par Mathilde Leriche. Bourrelier, 1956
Et on raconte encore…, par Mathilde Leriche. Bourrelier, 1957 (15) - Contes populaires de la vallée du Lambon, recueillis par la Société Traditionniste de Comberouger, traduits par Antonin Perbosc. Masson, 1914 - Le Langage des bêtes : mimologismes populaires d'Occitanie,
recueillis par la Société Traditionniste de Comberouger, traduits par
Antonin Perbosc. GARAE, 1988 (Classique de la Littérature Orale) - Contes licencieux de l'Aquitaine par Antonin Perbosc. 2 vol., GARAE, 1984-1987 (Classique de la Littérature Orale) (16) Nos livres d'enfants ont menti par A Brauner. SABRI, 1951 pour ne prendre qu'un exemple (17) On trouvera un tableau des critères de choix de contes
pour les enfants de 0 Ã 15 ans, ainsi que de nombreuses applications
pédagogiques dans le livre : Paroles conteuses, par Edith Montelle. SSPP, 1996 (18) Conter pour mieux écrirepar Edith Montelle, in Didactique du Récit. Metz, Pratiques 78/1993 (19) - Le Temps par H Weinrich, Le Seuil, 1973 (Poétique) - À quel temps se vouer ? par Edith Montelle, in Dire 21/1994 (20) L'Oeuvre de François Rabelais et de la culture populaire au Moyen-Age et sous la Renaissance, par M Bakhtine, Gallimard, 1970 (Bibliothèque des Idées) (21) - Pratiques et langages gestuels, Langages; 10/1968 -Ce qui donne du goût aux contes par Geneviève Calame-Griaule in Littérature, 1982; pp.45-60 -Paroles conteuses par Edith Montelle.SSPP, 1996, pp69-70 Â
Zumthor PaulÂ- Essai de poétique médiévale, Paris, Seuil, 1972 (Poétique)                            Â
- Introduction à la poésie orale, Paris, Seuil, 1983 (Poétique)                            Â
- La poésie et la voix dans la civilisation médiévale, Paris, PUF, 1984 | |  | |  |
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